(Mashteuiatsh, Dolbeau-Mistassini et Saint-Ludger-de-Milot) « Je suis prêt à mourir pour défendre le Nitassinan. […] Des fois, on me traite de sauvage, mais ça me passe par-dessus la tête. On dit qu’on fait ça pour l’argent, pour avoir un chèque. Je n’en veux pas d’argent. À quoi ça sert si à la fin il ne reste plus rien de notre territoire ? »
Guy Paul n’a pas l’intention de reculer. Depuis le 20 mai, l’Innu joue « au chat et à la souris » avec les forestières au nord du Lac-Saint-Jean. Pour protester contre le projet de réforme du régime forestier, il empêche la coupe d’arbres sur ces « territoires traditionnels autochtones non cédés ».

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Guy Paul, à l’intérieur du camp qu’il habite été comme hiver
M. Paul est un Katipelitak, un gardien du territoire, en innu. Il est également l’un des porte-parole de l’alliance MAMO, créée le 11 avril par des gardiens du territoire membres des Nations atikamekw, innue et abénakise, en opposition au projet de loi du gouvernement Legault, qui veut réserver près du tiers des forêts publiques québécoises à l’industrie. C’est cette alliance qui a « ordonné » un arrêt des opérations forestières.

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Sur le chemin des passes, un tipi marque l’endroit où les blocus ont lieu.
Pour mettre ce blocus en pratique, M. Paul a un réseau d’« espions », des gens sympathiques à sa cause, notamment des villégiateurs et même des travailleurs, qui lui indiquent dans quels secteurs se trouvent les activités de coupe. Grâce à un drone, il repère ensuite la machinerie et procède à l’arrêt des opérations. Il est accompagné de militants, qui viennent d’un peu partout au Québec. Ils filment les interactions, font des montages et les mettent en ligne sur les réseaux sociaux.
La veille de notre rencontre, il avait expulsé huit abatteuses de la forêt.
Voyez une vidéo de Guy Paul sur Facebook
Son objectif : obtenir le retrait du projet de loi 97.
Situation tendue
Les actions de l’alliance MAMO ne font toutefois pas l’unanimité chez les Autochtones. Le vice-chef de Mashteuiatsh, Jonathan Gill-Verreault, déplore que l’alliance ne reconnaisse pas la légitimé du Conseil de bande sur l’ensemble du Nitassinan – territoire ancestral – et s’oppose à ce que l’on s’en prenne aux travailleurs forestiers. « La cible doit demeurer le gouvernement Legault », dit-il.

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Le vice-chef de Mashteuiatsh, Jonathan Gill-Verreault, sur les berges du lac Saint-Jean
Mais la situation est tendue, et M. Gill-Verreault en est bien conscient. La réforme de Québec ne passe pas à Mashteuiatsh, et la patience des Katipelitak « a atteint ses limites ».
On se le fait dire souvent qu’on est trop pacifiques. Les gens sont exaspérés. […] On ne peut pas faire accepter l’inacceptable à nos gens.
Jonathan Gill-Verreault, vice-chef de Mashteuiatsh
Les chefs des Premières Nations se sont donné l’été pour négocier avec le gouvernement Legault. Mais c’est mal parti.
En juin, le ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuit, Ian Lafrenière, a promis des « amendements importants » au projet de loi. Mais le premier ministre François Legault l’a rapidement recadré : « Il n’y a pas de grands changements qui, pour l’instant, sont prévus, mais des ajustements. »
En coulisses, les chefs ont été informés des « intouchables » : la ministre des Forêts, Maïtée Blanchette-Vézina, ne compterait pas revoir le cœur de son projet de loi.
Pas question de renoncer au concept de triade et à l’idée de réserver de façon prioritaire une portion du territoire pour l’industrie. Et ces territoires seront toujours choisis par un fonctionnaire du Ministère, qui aura le titre d’« aménagiste régional ».
Lisez l’article « Nouveau régime forestier : répudié par le chercheur qui l’a inspiré »
« À la lumière de ce dont on nous a fait part, ça ne passe pas », laisse tomber M. Gill-Verreault.
On n’a pas évacué l’option de se mobiliser sur le territoire. C’est un ultimatum qu’on a avec la ministre. Si ça ne se passe pas comme on le souhaite au cours de l’été, j’ai bien peur qu’il y ait une crise au cours de l’automne prochain.
Jonathan Gill-Verreault, vice-chef de Mashteuiatsh
Forte opposition
Les Autochtones ne sont pas les seuls à s’opposer au projet de loi. Environnementalistes, maires et préfets, scientifiques, pourvoyeurs et associations de villégiateurs, tous en ont contre la réforme.

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Le préfet de la MRC de Maria-Chapdelaine, Luc Simard, s’oppose aux blocus forestiers. Il n’hésite pas cependant à critiquer le projet de loi du gouvernement.
Ils disent qu’ils ont parlé à tout le monde, mais ils n’ont écouté personne.
Luc Simard, préfet de la MRC de Maria-Chapdelaine.
Ça ne veut surtout pas dire que M. Simard encourage les actions de l’alliance MAMO. « Je ne reconnais aucune légitimité aux gardiens du territoire. On vit en démocratie. Il y a un Conseil légitimement élu », dit-il, dans son bureau situé à Dolbeau-Mistassini.
Mais comme M. Gill-Verreault, M. Simard voit bien que le projet du gouvernement ne passe pas. Si le gouvernement pense aider l’industrie en lui offrant de la prévisibilité, il risque surtout de « perdre l’acceptabilité sociale » de la population. « Avec ce climat-là, il n’y aura pas de prévisibilité, il y aura tellement de contestations », prédit-il. Il est lui-même frustré du manque d’écoute de Québec : les recommandations de la Fédération québécoise des municipalités ont été rejetées. Et son grand projet de forêt habitée, dont l’exploitation serait gérée par la collectivité locale, est incompatible avec la réforme.

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Secteur des quatre chutes, sur la rivière Mistassini. Ces forêts sont présentement gérées par la MRC de Maria-Chapdelaine. M. Simard aimerait agrandir significativement le territoire géré localement.
L’inquiétude règne
Frédérick Gagnon est directeur général de la zec des Passes. Au royaume de la chasse à l’orignal, l’inquiétude est vive. M. Gagnon, un ancien forestier, assure qu’il n’a rien contre l’industrie. C’est grâce aux forestières que l’organisme à but non lucratif peut entretenir ses centaines de kilomètres de chemins forestiers.

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Frédérick Gagnon, directeur général de la zec des Passes
« On cohabite avec eux, on leur parle constamment », explique-t-il. Ça ne l’empêche pas de craindre qu’avec le projet de loi 97, on ne revienne à l’époque précédant L’erreur boréale, le documentaire-choc de Richard Desjardins. « On donnerait un chèque en blanc aux entreprises », souligne-t-il.

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En ajoutant de sites de prêt-à-camper, la zec des Passes souhaite attirer des amants de la nature. Mais pour intéresser les villégiateurs, il faut conserver une part de territoire à l’abri des coupes forestières.
Lors d’une visite guidée, il nous montre un secteur où les coupes forestières se sont bien déroulées. Des lisières d’arbres ont été conservées à l’abord d’un lac et de chalets, et des parcelles ont été protégées dans les montagnes pour préserver un encadrement visuel, et permettre à la faune de s’y abriter. Ces normes, édictées par règlement, seront-elles toujours en vigueur dans les zones d’aménagement forestier prioritaire ?
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Sur cette photo, on voit bien la frange de forêt qui sépare le chalet d’un villégiateur des coupes forestières.
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En haut, à droite, on aperçoit du vert tendre. Il s’agit d’une repousse forestière. La coupe a eu lieu il y a trois ou quatre ans. En bas, la coupe est récente. on aperçoit une mince bande de forêt encerclant le lac. Certains demandent que cette bande soit plus large pour mieux protéger les cours d’eau.
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Du bois abandonné par une forestière. Ce genre de situation provoque inévitablement des plaintes des villégiateurs, qui se demandent à quoi bon couper la forêt, si c’est pour abandonner les billots en forêt.
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Difficile à dire, mais la loi prévoit que toute activité « ayant pour effet de restreindre la réalisation des activités d’aménagement forestier aux fins d’approvisionner une usine de transformation du bois est interdite ».
Une autre crainte est de voir une partie de la zec transformée en monoculture intensive d’une seule essence d’arbre. Cela entrerait en contradiction directe avec l’une des missions de ces organismes créés par le gouvernement de René Lévesque pour redonner accès aux Québécois à leur territoire et assurer la conservation de la faune. En clair, les zecs ne veulent tout simplement pas de zones d’aménagement forestier prioritaire dans leur cour.
Caribou forestier
Le territoire de la zec des Passes a été récolté à près de 80 % depuis une quinzaine d’années. Il reste un massif forestier abritant une harde de caribous forestiers, que souhaite protéger Frédérick Gagnon.
C’est aussi la volonté des Innus, qui ont fait une demande semblable. C’est sur ce territoire que Guy Paul vit à l’année. Malgré les propositions d’aires protégées, les coupes se poursuivent dans ce secteur névralgique pour la survie de l’espèce menacée, déplore-t-il.

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Une harde de caribous forestiers parcourt ce territoire, que souhaitent protéger les Innus et la zec des Passes.
Et les frustrations envers l’industrie sont nombreuses. « Ils coupent en cochon », déplore Guy Paul. Ici, des forestiers détruisent son sentier de trappe où des pièges avaient été installés, là, des arbres écrasés par la machinerie lourde, et ailleurs, des souches et des amas de branches laissés sur place par les abatteuses multifonctionnelles. Même si la forêt repousse, avec cet enchevêtrement de bois mort, « ça n’est plus marchable », dit le trappeur.
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Coupes forestières dans le projet d’aires protégées. M. Paul affirme qu’à plusieurs endroits, les forestières ne respectent pas la distance minimale à conserver à proximité d’un cours d’eau ou d’un milieu humide.
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Coupes forestières sur le territoire de la zec des Passes
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Coupes forestières sur le territoire de la zec des Passes
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Guy Paul et l’Alliance MAMO veulent une rencontre avec la ministre Maïté Blanchette Vézina. Mais pas dans une salle de réunion à Québec ou Montréal : sur le territoire. « Le problème est ici, et c’est ici qu’on va le régler ».

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Guy Paul
Pendant ce temps, la pression monte. Les travailleurs sont en colère, les pertes d’emplois s’accumulent, et les forestières ont peur. Peur de quoi ? « D’une autre crise d’Oka », lance Guy Paul. Mais cette fois-ci, dans le bois.